Avez-vous remarqué comme nous marchons tous penchés en avant ? L’étude attentive et répétée de notre nombril est la cause de cette sorte de crispation de la colonne vertébrale. Repliés sur notre ego et sur nos propres besoins, on ne s’occupe plus des autres. Ecouter, comprendre, aider, c’est difficile quand on n’arrive même pas à se trouver soi-même. On n’a ni le temps ni l’envie d’être gentil. Et puis franchement, ça apporte quoi, à part des ennuis ?

Trop bon, trop…

Dans la version édulcorée : « Elle est gentille » n’est pas franchement le compliment du siècle. Si vous n’avez rien à dire de plus sur quelqu’un c’est que sa personnalité n’est pas percutante. Encéphalogramme ultra plat, circulez, y a rien à voir.

Dans la version lourde : « moui, elle est bien gentille », appréciation songeuse énoncée après mure réflexion, est sans nul doute la plus grande vacherie de la terre. L’air de rien, en quelques mots anodins et totalement hypocrites, vous venez de massacrer une innocente.

De nos jours, la gentillesse n’a pas la cote : ce n’est ni une qualité qui fait vendre, ni même un défaut peu reluisant mais si fascinant qu’on se laisse prendre à tous les coups. Le gentil, aujourd’hui, c’est le niais, la bonne poire quoi : celui qui rend service, à qui on peut tout demander sans même éprouver de reconnaissance à son égard.

Premier de corvée

Les gentils sont toujours les premiers de corvée. Ca ne date pas d’hier : déjà, au lycée, on gardait la porte des toilettes et  en discothèque, on gardait le sac. Plus tard, on a relu la thèse de sa meilleure amie, en se faisant insulter à la moindre remarque. On a ri à s’en étouffer en écoutant les blagues éculées du beau-frère, on s’est fait un lumbago en aidant la voisine à déménager, on a hébergé pendant des mois la pique-assiette la plus redoutable, on a passé des soirées à éponger les larmes d’une copine méchamment larguée, on s’est extasiée sur les photos du caniche de la gardienne, on a agité la main sur tous les quais de gare, on a…la liste des petits services est tellement longue et le mur d’ingratitude tellement compact qu’il vaut mieux oublier.

L’ingratitude en retour

Etre gentil, il faut le savoir, ce n’est pas un bon choix. L’histoire, pourtant, si l’on s’en réfère au Petit Robert, se passe bien :

« Gentil, ille, adj., du latin gentilis », au XI° siècle, ça voulait dire : noble de naissance, de famille et de coeur. Au XII° siècle, preux, vaillant. Au XVI° siècle : gracieux, plaisant. Plus tard : délicat, généreux, enfin sage, tranquille. Même topo pour gentillesse et gentiment. Cependant, si une « brave femme » est une femme honnête, l’appréciation est cependant légèrement condescendante. Et quand « elle est bien brave », cela sous-entend, primo, que ce n’est pas un top model, deusio, qu’on peut tout lui demander, en clair, s’en servir.

Vous êtes gentille, « bien brave » donc, et vous avez décidé de changer, d’oser le fameux  « dire non » ? Très mauvais calcul. Non seulement votre image de marque est éclaboussée à jamais, mais on vous colle illico l’étiquette « égoïste ». Inutile de recenser tous vos actes de générosité, personne ne s’en souvient. Ou alors pour les expliquer par un intérêt caché :

« Jean-Luc était bien content, quand il n’avait pas de travail, s’indigne Sandrine, de venir bricoler à la maison, faire la peinture, un peu de plomberie…Maintenant qu’il a un trouvé un travail, Monsieur n’a pas le temps, le soir il est fatigué. Franchement, ce n’est pas sympa. Je ne lui souhaite pas de se retrouver dans l’embarras.»

La politesse du coeur

Même en psychothérapie, la gentillesse n’a pas bonne presse alors que c’est pourtant un formidable outil: « A la fin d’une thérapie de groupe, se souvenait David Servan-Schreiber*, le dernier exercice du manuel m’avait d’abord paru un peu ridicule. Il fallait scotcher une feuille blanche dans le dos des participants et des thérapeutes, dont j’étais, et que chacun écrive ce qu’il pensait être la plus grande qualité de l’autre. L’exercice remporta un énorme succès. C’est frappant comme on arrive à trouver quelque chose de positif à un individu ! Plus surprenant encore est l’effet produit quand on le lui dit. Tous les participants se sont quittés la gorge serrée, pleins de reconnaissance. La gentillesse avait fait son travail. C’était une formidable façon de conclure le nôtre. »

Pour certains esprits chagrins nous vivons dans un monde où tout s’achète et tout se vend : pas de relations humaines ou affectives donc, rien que du commercial. On est poli par bienséance, on est gentil par intérêt mais, dans le fond, on ne pense qu’à soi : « La politesse, disait cyniquement Paul Valery, c’est l’indifférence organisée. » Pour vivre heureux, vivons masqués. Telle est la conception de la « gentillesse d’attitude » expliquée par Thomas d’Ansembourg dans son livre « Cessons d’être gentils « .

Chacun vit par rapport à quelqu’un d’autre : on est donc gentil parce qu’on culpabilise ou parce qu’on a peur d’être jugé. On est gentil pour ne pas faire de peine ou pour s’éviter des ennuis. On est gentil par crainte et par méfiance. On est gentil pour être aimé et pour gagner. Bref, il n’y a pas de gentil spontané et tout le monde joue un rôle, que ce soit au bureau, en société ou même en famille.

Une belle indifférence ?

Terrible constat que celui de cette peur d’exister, peur de s’affirmer qui nous amène à dissimuler et, de ce fait, à nourrir une colère rentrée. Quand ce n’est pas une belle indifférence et un profond égoïsme. D’après le docteur Frédéric Fanget, psychiatre, nous sommes dans une société qui a oublié l’altérité, donc la gentillesse. « Mais il ne faut pas confondre le comportement adopté pour obtenir quelque chose de l’autre qui est de la manipulation, ni la trop grande gentillesse des gens timides dans un rapport de soumission, avec la vraie gentillesse, qui est un élan du cœur ».

« La gentillesse et la compassion, a dit le Dalai Lama, mènent sans doute à un meilleur équilibre psychologique et au bonheur ». Le sans doute est inquiétant. Si même le Dalai Lama n’est pas totalement convaincu, où allons-nous ?

Que l’on se rassure et, pour ce faire, donnons dans le geste gratuit, soyons gentils pour le plaisir et testons les réactions autour de nous. Dans l’autobus, cédons notre place à cette vieille dame sous les regards bienveillants des autres passagers. Même si elle ne nous a jamais saluée, mettons-nous à la disposition de notre voisine de palier, clouée au lit par une méchante grippe. Débarquons au bureau avec des croissants pour tous, histoire de mettre l’ambiance.

Et sourions : sourions au boulanger, sourions au garçon de café, sourions au kiosquier, à la pharmacienne, à nos collègues, à tout le monde, pour rien, sourions toute la journée. A part ceux qui nous traiterons de demeuré, cet exercice illuminera notre journée et nous gagnera bien des sympathies. Etre gentil, ça s’apprend, ce n’est pas franchement compliqué et, ce qui est génial, c’est qu’il n’est jamais trop tard pour commencer.