Avare, pingre, mesquin, cupide, chiche, rapiat, regardant, parcimonieux, grippe-sou, ladre, le dictionnaire est généreux quand il décrit les radins. Lequel d’entre nous n’a pas dans son entourage ou sa famille le radin ou la radine de service qui, souvent nous fait sourire, parfois nous énerve, et toujours devient notre sujet de moquerie préféré ?

Le radinisme est un péché capital. « La peste soit de l’avarice et des avaricieux », clamait Molière. Et pourtant…n’avons-nous pas nous aussi nos crises de pingrerie ?

Les petites mesquineries

Ne nous arrive-t-il pas de laisser un pourboire ridicule alors que nous venons de nous remplir la panse ? De faire tinter la soucoupe de la dame-pipi en jetant honteusement quelques centimes d’euros ? De glisser vite fait une piécette dans la tirelire de l’apprentie-coiffeuse qui nous a fait un shampoing ? De baisser la tête en passant devant ce S.D.F. qui nous salue tous les jours poliment ?

D’accord, il est facile d’avoir bonne conscience : après tout le pourboire est compris dans la note du restaurant. Il y avait déjà un tas de pièces de 1 euro dans la soucoupe. Le forfait shampoing-coupe-brushing a été largement dépassé, une petite crème par ci, quelques mèches par là, c’est le coup de fusil du mois. S.D.F., peut-être, mais bon à rien surtout, et de toute façon, on ne peut pas donner à tous le monde, il y en a tellement.

L’imagination au pouvoir

On a vite fait d’oublier nos petites faiblesses. Tiens, tout ce mic-mac pour faire des paquets de Noël raffinés avec des souvenirs de voyage recyclés enveloppés dans du papier de soie de couleur récupérés dans les boites du Club des Créateurs de Beauté. Sans oublier le vaporisateur de sac Nina Ricci retrouvé avec bonheur dans la trousse de la classe affaires de la compagnie Varig gardée au fond d’un placard depuis ce lointain voyage au Brésil. Un peu éventé, certes, mais il faisait encore son effet.

Les fêtes ou les  anniversaires sont le cauchemar du radin. Mais aussi un défi excitant car il faut trouver sans pratiquement bourse délier, donc faire preuve d’ingéniosité. Les plus prévoyants thésaurisent en prévision de ces mauvais jours : le champagne gagné au tirage du loto, le petit caraco noir sur lequel on recoud une étiquette de grande maison, la trousse de maquillage qui allait avec la commande de La Redoute et le réveil-radio offert avec l’abonnement à son magazine préféré. Là, pas de doute, on sait qu’on fera des cadeaux convenables, voire originaux, sans dépenser un sou.

Les autres, ceux qui avisent au dernier moment, y laissent quelques plumes. Penser seulement à garder quelques emballages ou des rubans pour faire festif, et encore, certains magasins vendent aussi les sacs en papier avec nœuds autocollants.

C’est d’ailleurs dans ces mêmes boutiques que l’on fera son gros marché (prévoir un caddy) si c’est une fête collective, ou que l’on dénichera la perle rare en cas d’anniversaire. Au choix, le tube de bain moussant parfumé, la bougie antitabac (ou à la pêche, à la mûre, à la cannelle), les sets de table en raphia, le tableau naïf thématique (le jardin, la mer, les animaux), ou le faux cactus en mousse vraiment rigolo.

L’occasion fait le larron

Si on a le temps, on peut aussi faire dans l’artistique. Rien de tel que le brocanteur du coin, c’est une mine : le tabouret rustique une fois poncé et ciré prend des allures royales, ces étagères si ordinaires se prêtent fort bien à la peinture et ce bahut sans histoire deviendra, avec quelques motifs géométriques colorés, un petit bijou mexicain. Attention, cette solution demande quelques dons et un investissement personnel. Or le radin, la radine, ne donne rien et surtout pas de lui-même.

Il préférera donc les bons tuyaux, éprouvés depuis des années. Parmi ceux-ci, un must, les braderies d’œuvres caritatives qui deviennent de plus en plus à la mode. Forcément. Pour une poignée d’euros, on fait son stock de ceintures YSL en faux croco, on emporte deux pantalons en soie (en soie !) d’Agnés b, une redingote à revers en passementerie Christian Lacroix, on chausse des mules San Marina, et on arrache les  créoles Paco Rabanne ou  le grand cabas en cuir Sequoïa. A la caisse, toute honte bue, on peut toujours demander une petite remise, l’espoir fait vivre.

Attention au lendemain, on déchante : la radine a toujours des remords, mais elle sait très vite rebondir. En quelques minutes, accessoires et vêtements sont attribués, qui à la cousine, qui à la copine, et stockés dans l’attente  d’un jour meilleur. Rien ne se perd. Autre solution pour gommer définitivement le sentiment de culpabilité qui la ronge, revendre dés le lendemain, parfois avec un bénéfice. Il suffit de vanter la marchandise et de faire valoir le fait que c’était une invitation très privée. Elle pourrait même en faire commerce mais un reste de moralité l’en empêche.

Il n’y a pas de petit profit

Le radin ne se gâte jamais puisque la dépense est vécue comme un péché. Bien sûr, il lui arrive parfois de déraper mais c’est le profit ou l’économie qui lui apporteront le plaisir suprême.

Le profit est rare et les intrigues qui y mènent peu avouables. Citons pour mémoire le repas gargantuesque dans un bon restaurant aux frais de la belle-famille ou  le voyage gratuit aux dépens du vieux copain, mais après tout dans les deux cas, on a mis du sien : à table, ce soir là, notre humour a fait merveille, et le voyage était pour deux personnes sinon rien.

La meilleure amie, en voilà une source de profit : tout est bon,  expos, cinéma, week-ends à la campagne, pendaisons de crémaillère, le tout est d’avoir l’air très occupée et de se faire prier. La meilleure amie, par définition, est seule mais, comme on dit aujourd’hui, a un très bon relationnel. Le hic étant qu’elle ne peut ni ne veut sortir sans être accompagnée. D’où la bonne affaire. Il faut quand même, de temps à autre, savoir refuser pour ne pas passer pour un boulet.

Economiser procure une autre sorte de jubilation : c’est l’impression d’être beaucoup plus astucieux que les autres. Une sensation vertigineuse mais dangereuse car il y a usure : à force cela devient une habitude, une façon de penser. Et il faut toujours faire mieux pour garder cette fébrilité excitante.

Le bonheur sur commande

Le radin étudie toutes les offres promotionnelles, compare les prix, analyse, divise, multiplie, c’est le roi du calcul. La V.P.C. est son domaine de prédilection. Notamment les catalogues pratiques comme La Vitrine Magique : pour l’achat d’un lot de 10 torchons à moins de 10 euros, on gagne la cafetière électrique. En commandant un tube de colle universelle, on reçoit le kit papier à lettres et les cartes de visite à son nom. Pas la peine de se priver.

Les offres des grosses machines, style La Redoute ou les 3 Suisses, sont moins appétissantes. 176 pages de produits démarqués de 20 à 40% sur l’ensemble du catalogue et en cadeau l’ensemble de bain 4 pièces éponge velours, certes. Mais pas de cadeau sans commande. Et il faut vraiment chercher pour acheter à prix plancher : le lot de 2 taies d’oreiller pur coton en 60 x 60 est déjà cher.  

Même souci chez Damart, si l’on veut recevoir la parure de lit deux personnes « Bouquet de Rêves », il faut au minimum commander le lot de 2 paires de « chaussinettes » en thermolactyl-soie  spécial mocassin avec élastique sur le cou de pied, et là on est tout de même à plus de 10 euros. A La Blanche Porte, pour avoir le « caleçon galbant forme légèrement trompette », il ne faut pas dépasser le 34-36, sinon le prix grimpe. Pour trouver son bonheur, la seule solution est de garder tous les catalogues : depuis celui de la foir’Fouille (la balayette de w.c. en plastique rayures bayadères avec son support est en promo à moins de 2 ou 3 euros) jusqu’à celui des Briconautes où le tournevis magnétique avec 28 embouts va chercher dans les 6 euros seulement. Cela demande un bon archivage et un suivi mensuel. Mais on n’a rien sans rien !

Rat de ville et rat des champs

Plutôt que d’acheter le pain à la boulangerie de son village et le beurre à l’épicerie, la radine campagnarde fera 25 kms pour aller au Centre Leclerc le plus proche. Côté prix , les grandes surfaces sont imbattables, à condition de ne pas céder à la tentation des articles en tête de gondole, de venir avec une liste précise, de ne pas musarder et d’acheter les marques repères, évidemment.

Elle ne va pas chez le coiffeur qui, depuis qu’il a refait son salon, ne se mouche pas du pied. Rien ne vaut la coiffeuse à domicile qui arrive avec son bac adaptable à l’évier, ses brosses, ses serviettes et tout ce qu’il faut pour faire une « indéfrisable » ou une couleur. Le résultat n’est peut-être pas parfait mais quelle est la femme qui sort radieuse de chez son coiffeur ?

Pour le tout venant, il y a le marché, une fois par semaine,  où les housses de sièges de voiture par exemple (un seul coloris avec semis de fleurs) sont moins chères qu’en hyper. Sans oublier que juste avant la fermeture, on a les fruits et légumes à prix cassés.

La radine de ville est sans complexe et rien ne la rebiffe : plutôt que de dépenser 20 euros dans le livre qu’elle convoite, elle attendra sa sortie en poche. Mieux encore, elle achètera d’occasion, même si les pages sont tâchées de café au lait.

Elle hante les enseignes de discount, connaît par cœur les magasins qui soldent à longueur d’année et les échoppes aux Puces ou le long des périphériques qui vendent le carillon sans fil transmission jusqu’à 30 mètres à 10 euros, piles fournies. Elle téléphone toujours de son bureau, écrit au dos des enveloppes, recycle les pages imprimées en papier brouillon, et n’a jamais de monnaie pour la machine à café. Du reste, toujours sur le point d’aller au distributeur, elle ne prête pas d’argent et se débrouille pour être chargée de la collecte pour les cadeaux de départ à la retraite. Elle  range ses cigarettes au fond de son sac, n’hésite pas à taxer les autres sous prétexte de sevrage et déjeune seule de peur d’être obligée de participer.

Le bonheur est dans le prix

N’en déplaise à nos amis les psy, la pingrerie n’est pas une façon de régler ses comptes avec les autres ni une forme de sacrifice. La radine est heureuse : elle ne culpabilise pas, ne se punit pas, ne se prive pas, et ne reproduit pas forcément un schéma parental. Comme certaines femmes font de la rétention d’eau, la radine fait de la rétention tout court : d’argent, de services, de bonne volonté, de tendresse, de don de soi.

Mais, à la différence de la première, qui vivra mal son état, la radine, elle, restera sereine. Et vivra longtemps : il paraît que Jeanne Calment était une grippe-sou de première !